Avant-propos rédigé par Paul Achard en 1857 pour son :
GUIDE DU VOYAGEUR
ou
DICTIONNAIRE HISTORIQUE DES RUES ET DES PLACES PUBLIQUES DE LA VILLE D’AVIGNON
Les progrès de la civilisation, en augmentant le bien-être général, en adoucissant les mœurs et polissant les manières, nécessitent des modifications considérables dans le tracé des villes et dans la distribution du plus grand nombre des édifices destinés à l’habitation et aux usages publics.
Les monuments témoins des principales scènes de notre histoire disparaissent ainsi un à un ; avec eux les traditions se perdent, les souvenirs s’effacent et l’imagination ne voit plus que des lignes et des pierres là où jadis elle évoquait le souvenir d’un homme célèbre ou celui d’un événement remarquable.
D’un autre côté, une nomenclature longtemps flottante et plusieurs fois renouvelée depuis sa fixation, d’anciennes rues supprimées ou modifiées dans leur direction, des voies nouvelles percées, rendent de plus en plus difficile l’application des dispositions consignées dans les anciens titres.
En publiant le Dictionnaire historique des rues et des places publiques de la ville d’Avignon, nous avons voulu seconder l’homme d’affaires et l’érudit dans leurs travaux respectifs, renseigner le touriste et complaire au citoyen assez amoureux de sa patrie pour ne pas dédaigner les détails intimes de son histoire.
Nous n’avons pas la présomption d’avoir, du premier coup, donné à ce travail toute la perfection désirable : déjà nous nous sommes aperçu que la rue de l’Arc-de-l’Agneau devait moins son nom à une sculpture dont une tradition, bazardée peut-être, est seule à signaler l’existence, qu’à ce qu’elle était, dans l’ancien marché, l’emplacement assigné aux tondeurs.
On nous a fait remarquer également que la rue Saint-Marc avait plus vraisemblablement pris son nom de l’habitation de Bertrand de Deaulx, cardinal-prêtre du titre de Saint-Marc, laquelle était sur l’emplacement du cloître Saint-Didier, que d’une hôtellerie dont la même circonstance avait sans doute inspiré l’enseigne.
C’est pourquoi nous accueillerons avec reconnaissance les communications par lesquelles on voudra bien nous signaler des erreurs ou des lacunes. Nous accueillerons également avec plaisir les anecdotes piquantes, mais vraies, qui tendront à mettre en lumière l’esprit pénétrant et parfois légèrement sarcastique qui caractérisait nos ancêtres. Nous allons en citer une :
Au siècle dernier, la place de l’Horloge se bornait à la partie méridionale de son emplacement actuel, et l’Hôtel-de-ville, dont le bâtiment tournait en équerre devant le quartier de saint Laurent, avait pour avenues principales la rue de l’Herbolerie sur la droite, et en face la rue de la Pasticerie.
À l’angle de jonction de ces deux rues demeurait un riche épicier nommé Agricol Turc. La nature, en lui refusant une haute taille, avait doué cet homme d’un jugement droit et d’un esprit très délié. C’était, sans qu’il en prit avantage, l’homme le mieux au courant des affaires municipales d’Avignon, car il savait par les indiscrétions des courriers tout ce qui se faisait au secrétariat, et les conseillers, qui s’ arrêtaient volontiers chez lui pour se concerter sur les questions mises à l’ordre du jour, le tenaient au fait des affaires qui se traitaient dans le conseil de ville.
On comprit bientôt qu’un tel homme devait faire partie de cette assemblée et il y justifia si bien la bonne opinion qu’on avait eue de sa capacité, qu’en 1783, les suffrages des conseillers l’élevèrent au consulat. La reconstruction de la porte de l’Oulle fut l’objet par lequel l’administration nouvelle espéra signaler son passage. L’emplacement n’en fut fixé qu’après de longs débats et l’on se mit difficilement d’accord sur le choix du projet. On adjugea enfin les travaux le 27 novembre 1783 ; mais ils s’élevaient à peine à quelques pieds au-dessus du sol, que de nouvelles difficultés survinrent et qu’on fut obligé d’en suspendre l’exécution, vu l’impossibilité qu’il y avait de rallier la majorité du conseil en faveur d’un des projets qui se trouvaient en concurrence.
Monsieur Turc fut très sensible à l’échec essuyé dans cette circonstance par le consulat ; mais comme l’hiver de 1785-84 se faisait remarquer par une excessive humidité, il n’en fit pas un moins gracieux accueil à ceux des conseillers qui avaient contracté l’habitude de venir attendre chez lui l’heure des délibérations. Il poussa l’attention jusqu’à faire confectionner avec de vieux couffins une natte dont il couvrit le soI de la salle basse où ils se réunissaient, et à faire allumer, les jours de séance, un grand feu devant lequel ils pouvaient, tout en causant d’affaires, réchauffer leurs pieds et sécher leurs chaussures ; Ordinairement un des assistants s’emparait des pincettes et modifiait à sa manière l’arrangement du feu ; il n’avait pas plus tôt lâché l’instrument qu’un second s’en emparait pour retoucher l’ouvrage. Il en était ainsi d’un troisième, et souvent une dispute pour la possession des pincettes venait porter tort à l’élucidation des questions municipales.
Le 31 janvier 1784, premier jour de conseil depuis le renouvellement de l’année, M. Turc, qui semblait n’avoir jamais donné la moindre attention au manège que nous venons d’indiquer, apparut au milieu de ses habitués, tenant sous son bras deux douzaines de pincettes neuves, et en offrit, à titre d’étrennes, une paire à chacun d’eux. La singularité du présent surprit d’abord un peu, mais le naturel du plus grand nombre reprenant bientôt le dessus, on en vit cinq ou six à la fois, sous prétexte d’arranger le foyer qui était cependant dans un état très-convenable, y mettre un tel désordre qu’il n’y resta plus bientôt que des tisons fumeux.
Aux reproches que s’adressèrent réciproquement nos architectes de foyer, monsieur Turc répondit avec une bonhomie, à travers laquelle on eût pu surprendre un malin sourire de satisfaction : «chacun de vous, en disposant le foyer à sa guise, eût sans doute conduit le feu d’une façon convenable ; mais en voulant tous à la fois faire prédominer votre manière d’agir, vous deviez obtenir inévitablement le résultat que vous déplorez. Ce qui arrive est peu de chose : ceux d’entre vous qui ont encore les pieds mouillés en seront quittes pour un rhume ; mais la ville, que votre intolérance réciproque prive de toute direction administrative, dépense inutilement l’argent du peuple.»
La leçon sembla d’abord profiter : le conseil donna le soir même carte blanche aux consuls pour traiter, au sujet de la construction de la porte de I’Oulle, sur un nouveau plan. Elle ne fut reprise cependant qu’en 1785, et n’a jamais été terminée.
Nous dédions cette anecdote à nos administrateurs et à nos conseillers municipaux.
Quant à notre livre, c’est comme une paire de pincettes que nous offrons à nos lecteurs, désirant qu’on s’en serve pour tisonner sur chacun de nos articles, en faisant jaillir des anciens dossiers concernant les propriétés urbaines d’Avignon, des étincelles que nous mettrons à profit pour l’ouvrage complet dont nous méditons la publication.
Paul Achard (1811-1884)